Faux plat

Quand j’ai décidé de déménager à l’autre bout du monde, à 27 ans, dans un pays où je ne connaissais rien ni personne, ma solitude et moi, on était deux étrangères. Je l’avais toujours regardé de loin, voire de haut, en me disant que j’avais pas besoin d’elle et que, de toute façon, elle serait toujours là si j’avais envie, un jour, de faire sa connaissance. Je la trouvais intimidante, froide. Valait mieux, je pensais, la tenir à distance.

Durant les deux premières années de mon expatriation, elle et moi, on est devenues des amies. Par nécessité, au début. Mais, au fil du temps, souvent par choix. Un moment donné, par amour, même. Plus je passais de temps avec elle, plus je la trouvais fascinante. Elle m’ouvrait des portes, des possibles, comme personne auparavant. Elle me traitait comme une reine, toujours aux petits oignons. La découverte du monde et de moi-même à ses côtés était exaltante. Je me sentais accueillie, comprise, libre. C’était notre lune de miel, à ma solitude et moi. J’ai cru, alors, qu’on pourrait toujours se suffire, à l’une et à l’autre, peu importe ce que la vie mettrait sur notre chemin. Comme c’était doux, rassurant et facile de me le répéter.

Puis, soudainement, comme tout le monde, on s’est ramassées en quarantaine forcée, ensemble, durant deux longues années. Entre nous, ç’a créé un frette. Sans nouveautés, sans découvertes, sans surprises, sans aventures, qu’est-ce qui restait de notre amour? Après plusieurs semaines d’immobilité où elle se tenait là, tout près de moi, comme à son habitude, j’ai commencé à lui en vouloir. À l’haïr. Et à vouloir la chasser de toutes les façons possibles. Elle est tenace, la p’tite. Fallait que je l’éloigne avec un savant mélange de substances et de choix de vie douteux qui l’écartait pour un temps. Mais elle revenait cogner, toujours. Ma rage, ma frustration envers elle grandissait. J’avais envie, j’avais besoin, qu’elle me crisse patience.

Quand on a finalement pu sortir de notre cage, elle s’est faite toute petite. Elle m’a laissé profiter de la vie qui rouvrait ses portes sans prendre trop de place. Puis, doucement, elle m’a refait la cour. Elle m’a rappelé tous les beaux moments qu’on avait passés ensemble, au bout du monde. J’en suis même venue à romancer notre enfermement forcé.

C’était doux, hen?

C’était tranquille?

C’était simple, juste toi pis moi?

T’en souviens-tu?

Elle m’a cruisé. Ç’a fonctionné.

Je suis repartie.

La flamme entre nous s’est rallumée, un peu, pas fort. Quelque chose avait changé. Je tolérais sa présence plus que je l’appréciais. On avait du fun, encore, des fois, en faisant notre p’tit bonhomme de chemin dans différentes villes européennes.

Mais j’me suis vite rendue compte que ce chemin sur lequel ma solitude et moi on avançait depuis toutes ces années, qui me paraissait si bucolique, si facile à emprunter, était un faux plat.  On s’était tellement apprivoisées, elle et moi, que j’avais à peine remarqué à quel point j’étais essoufflée. À quel point cette promenade qui avait commencé de façon magique, dans un sentier qui recelait encore de surprises et de beautés, avait fini par me fatiguer.

C’est que ma solitude, même si elle est une accompagnatrice fiable, qui me comprend mieux que quiconque et qui veut seulement mon bien, a des limites. Elle peut pas me tenir la main dans les bouts plus rough du terrain, porter mon sac à dos quand il se fait trop lourd ou me mettre un pansement quand je m’écorche le genou. Quand je me fatigue, que je croise sur le sentier des couples heureux, que je me cogne à des hommes qui font peur ou que je m’écorche les pouces sur des célibataires aigris, ça lui arrive même de me chuchoter, plutôt que des encouragements, des choses horribles.

Tu vois, personne te comprend comme moi.

C’est dangereux, out there. Reste ici.

Tout le monde est cave.

Si t’es toute seule, y’a une raison, ma chouette.

Tu dois être un peu conne.

Un peu laide.

Personne veut de toi.

Mais, moi, j’suis là.

Tu peux compter juste sur moi.

Et je continue, j’avance, je la suis. Parce que malgré ses mots durs, elle sait prendre soin de moi – en tout cas, la plupart du temps. Reposée, j’arrive à faire la paix avec elle. Jusqu’à la prochaine pente rude.

Deux ans et des poussières après mon retour vers une terre de moins en moins inconnue, je dois m’avouer que ma solitude et moi, on n’est souvent plus sur la même longueur d’onde. Et ça me fait mal de ne plus l’apprécier à sa juste valeur, comme si je la prenais pour acquise. Après tout ce qu’on a traversé, tout ce qu’elle m’a appris, tout ce qu’elle a fait pour moi, elle mérite mieux. Mais enfermées ensemble dans notre forteresse depuis tant d’années, évidemment qu’on a fini par vouloir s’arracher les yeux. On s’est créé une place molletonnée, paisible, loin du danger et, alors qu’elle y rend ses aises, comme le ferait n’importe qui, j’ai juste envie de la jeter par une fenêtre. C’est primal, instinctif. J’ai envie, vraiment, de la voir comme au premier jour, mais au fil des kilomètres, le lien entre nous s’est brisé. J’ai compris, toutefois, qu’essayer de la chasser sert à rien. Elle est là pour rester. Plus j’essaie de m’en débarrasser, plus je me démène, plus elle s’accroche. Elle a peur, je pense. De pas pouvoir me retrouver si je m’égare trop loin.

On a bien réfléchi à notre bonheur et, pour faire face à nos problèmes, ma solitude et moi on a donc décidé de faire quelque chose de très moderne : ouvrir notre couple. On s’est rendu compte que, pour nourrir notre amour, pour mieux se retrouver, pour s’adoucir le chemin, on avait besoin des autres. Ce changement de cap sera pas facile, on le sait. Y’a du travail à faire sur notre pont-levis, même si nos rénos sont commencées depuis un bout.

Et si personne le traverse, notre pont?

Et si notre château fort plaît à personne?

Et si notre armure est rouillée, vissée trop fort?

Et si? Et si? Et si?

La beauté de la chose, c’est que malgré nos chicanes, elle et moi, on s’a. Pis on s’aime. Cet amour peut se décupler, si on le partage, et se ternir si on l’enterre trop loin pour le protéger. Il a besoin d’air, de risques. Si, avec ma solitude, je peux tout faire, j’imagine pas les sommets que je peux atteindre si j’accepte de me laisser voir, pis de me faire aider, dans la rocaille, par une (autre) paire de bras aimants.

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La joie et la fin du monde